CHAPITRE III

— Tu aurais dû venir me voir d'abord ! Sais-tu combien je me suis inquiétée depuis que ce cheval est rentré sans toi ?

Je ne pouvais rien expliquer à ma mère, pas avant d'avoir parlé à mon père.

Je savais la cause de son angoisse : elle avait donné le jour à un seul fils. Mais je ne pouvais m'empêcher de lui en vouloir. Parfois, la pression était insupportable.

Certes, tu n’es pas le fils de Karyon, disait-elle souvent, mais tu es de son sang. Tu lui ressembles tant ! N’as-tu jamais regardé dans le miroir d'argent poli ?

J'avais souvent regardé. Je n'y voyais qu'une pâle imitation, à laquelle manquait la patine de l'original.

— Je voulais me changer d'abord ! Est-ce trop demander à ma royale mère ? dis-je d'un ton irrité.

Au même moment, mon père entra dans mes appartements.

— Niall.

Il ne dit rien d'autre, mais cela suffit.

— Je suis désolé, mère, fis-je, sincèrement contrit.

— Te laver aurait pu attendre.

Ma mère ne vivait que pour perpétuer la légende de son père bien-aimé ; elle était fière d'avoir donné un héritier à Karyon, un véritable héritier, pas un Cheysuli choisi faute de mieux.

— Je vais bien. Je suis seulement mouillé et sale. Et affamé.

— Ian ? demanda mon père.

— II est resté à la Citadelle. Il y passera la nuit.

— Niall..., soupira ma mère.

Mon père posa les mains sur les épaules de son épouse et la détourna de moi, avec douceur mais insistance.

— Je m'occupe de lui, Aislinn. Nous avons des invités auprès desquels j'aimerais que tu retournes.

Ma mère vérifia instinctivement l'état de sa coiffure. Il n'en était nul besoin ; elle était impeccable, comme toujours. Sa chevelure rousse était contenue par un filet d'or orné de perles. Malgré ses trente-six ans, elle n'avait pas un cheveu blanc. Sa beauté était intacte, mais elle avait quelque chose de fragile, comme si le poids de son rang risquait de la briser à tout moment.

— Je sais, dit-elle. Mais je me demande pourquoi tu as décidé de les recevoir.

— Les rois font ce qu'ils ont à faire. Nous sommes en paix avec Atvia, Aislinn. Nous ne pouvons pas rompre l'alliance en étant impolis.

Ses grands yeux gris ( les yeux d'Electra, disait-on ) se posèrent brièvement sur moi.

— Cela te concerne aussi, Niall. Si ton père ne te dit pas tout, viens me voir. Je le ferai.

Je sentis la tension monter entre eux. Puis ma mère se détourna, ouvrit la porte et sortit.

Je restai seul face à mon père. Le Mujhar d'Homana, et à mes yeux un guerrier cheysuli.

Un fils regarde rarement son père comme un individu. Je ne faisais pas exception à la règle.

Pourtant je détaillai le visage qui ressemblait si peu au mien. Il avait la forme caractéristique de celui des Cheysulis, anguleux et dur. Les soucis de sa charge avaient creusé des rides entre ses sourcils noirs et au coin de ses yeux jaunes.

Pour la première fois depuis longtemps, je remarquai les cicatrices de sa gorge, me souvenant comment Strahan avait essayé de le tuer en lançant sur lui un oiseau-démon nommé Sakti.

Mon père était grand, mais pas autant que moi, qui avait la carrure de Karyon. En me débarrassant de mes vêtements mouillés, je continuai à l'observer, me demandant comment il avait réagi quand Karyon lui avait légué le trône du Lion. Qu'avait-il pensé en comprenant qu'il lui faudrait altérer nombre de traditions pour s'accorder à la prophétie, parce qu'il serait le premier Mujhar cheysuli en quatre cents ans ?

J'allais être le deuxième.

Nu, je marchais vers l'antichambre et grimpai dans le bain fumant, fleurant bon le clou de girofle. Puis je fis signe aux serviteurs de sortir afin que je puisse discuter en privé avec mon père.

— Alors ? demanda-t-il.

J'allai au vif du sujet.

— J'ai rencontré un homme ce soir. Il avait un message pour le prince d'Homana. Il m'a dit que je ne devais pas épouser ma cousine atvienne.

Il fronça les sourcils.

— Etrange qu'il dise cela justement aujourd'hui.

— Pourquoi ?

— Parce que les Atviens que nous recevons ce soir sont là pour discuter de tes fiançailles. Alaric pense qu'il est temps qu'elles se transforment en mariage.

— Maintenant ?

— Aussi tôt que possible. ( Il soupira. ) Alaric et moi avons conclu un accord il y a près de vingt ans. Il est en droit d'attendre que celui-ci soit respecté.

Je sais que mon père n'aime pas beaucoup les Atviens. Il les a combattus. Le frère d'Alaric a tué Karyon ; Alaric a exigé la main de sa sœur pour sceller l'alliance. Mon père a accepté parce qu'il n'a pas vu d'autre moyen d'unir les lignées adéquates.

Alaric obtint ce qu'il demandait. Il eut même une fille, nommée Gisella, mais pas d'autre enfant, car Bronwyn mourut en donnant le jour à ma cousine demi-cheysulie.

— Eh bien, je m'y attendais, dis-je. Vous ne me l'avez jamais caché. C'est mon tahlmorra.

Mon père sourit. Personne ne l'aurait qualifié de vieux, mais il n'avait pas non plus l'air jeune. Pourtant, il venait de passer quarante ans. Mais les soucis et les responsabilités peuvent changer l'homme le plus bouillant...

— La coutume atvienne demande un mariage par procuration avant que la véritable union soit célébrée.

— Quand aura lieu la cérémonie ?

— Oh, demain matin, je suppose.

— Demain ? dis-je, stupéfait. Sans avertissement ?

— Oui, soupira-t-il. J'aurais préféré être prévenu... Mais Alaric prétend qu'il a envoyé un message il y a quelques mois. Peu importe. Les fiançailles ont été conclues de bonne foi. Alaric a le droit de demander que les noces aient lieu ; Gisella a dix-sept ans, l'âge de se caser. Quand le mariage par procuration sera accompli, tu partiras à Atvia pour en ramener ta cheysula.

Il prononçait le mot de la Haute Langue d'une façon subtilement différente de la mienne. Comme Ian, il avait été élevé à la Citadelle. Ils se ressemblaient beaucoup, son fils et lui.

Et Strahan me l'avait fait cruellement remarquer.

J'oubliai aussitôt le mariage.

— Jehan. L'homme qui m'a dit de ne pas épouser Gisella... C'était l'Ihlini, Strahan.

Il se leva d'un bond, renversant son tabouret.

— Strahan ! ( Puis, après un instant : ) Tu es sûr ?

— Oui. J'ai vu ses yeux : un bleu, un marron. Et il lui manque une oreille.

— Oui ! Finn a pu faire au moins ça avant de mourir !

Il s'interrompit. Une grimace chagrinée déforma un instant ses traits.

— Par les dieux, j'ai prié pour que ce ku’reshtin me tombe entre les mains.

L'expression du regard de mon père s'altéra, ses poings se fermèrent, ses ongles s'enfonçant dans ses paumes. Je n'aurais pas cru qu'une telle haine puisse l'animer. Je l'avais déjà vu en colère, irrité par les bêtises des autres, mais jamais ainsi. Je me sentis redevenir tout petit.

— Il ne t'a pas fait de mal ?

— II m'a donné... un avant-goût de son pouvoir, mais il ne m'a rien infligé de permanent.

Je repensai à ses derniers mots. Rien de permanent ? C'était, je n'en doutais point, une ruse ihlinie ; mais qui risquait de réussir.

Me remplacer, avait dit Strahan. Je détournai le regard.

— Niall ! Tu es sûr qu'il ne t'a rien fait ?

— Non, affirmai-je aussi calmement que possible. Il m'a dit de vous donner le bonjour.

— Toujours poli, Strahan. Même quand il tue.

— Pourquoi m'a-t-il laissé vivre ? II aurait sans doute été mieux pour lui de m'ôter de son chemin.

— C'est une caractéristique ihlinie ; ils aiment jouer avec leurs ennemis avant de les tuer. Tynstar l'a fait avec Karyon ; pourtant Karyon l'a tué, comme tu le sais. Je peux t'assurer que Strahan ne t'a pas laissé la vie par compassion, mais par... anticipation. Tu fais partie de son jeu. Quand il en aura terminé avec toi, il mettra fin à la partie. Comme il l'a fait avec Finn.

Cela me fit froid dans le dos. Mon père ne doutait pas du pouvoir de l'Ihlini. Je me souvins de sa menace de s'emparer de mes fils. Je me demandai comment Strahan pouvait être si sûr que j'en aurai...

— Si... Si j'avais su à quel point vous le haïssiez, j'aurais essayé de le tuer, dis-je.

Il resta immobile, comme s'il n'avait pas entendu ce que j'avais dit. Puis il marmonna quelque chose dans la Haute Langue. Il s'agenouilla et prit ma main dans les siennes.

— N'essaie jamais, Niall, dit-il d'une voix rauque. Il te tuerait. Il t'enlèverait à moi comme il a pris tous les autres, et je serais seul.

Il avait les mains glacées ; je compris qu'il avait peur.

Mon père, avoir peur ?

— Comment pouvez-vous être seul alors que vous avez une multitude de gens autour de vous ?

— Qui ? demandait-il d'une voix incertaine.

— Ma mère ! dis-je, stupéfait qu'il n'y ait pas pensé. Taj et Lorn, le général Rowan, Ian et Isolde.

— Oui, admit-il d'une voix rauque. Je les ai tous, mais... ce n'est pas la même chose. Regarde ce que j'ai fait à ta jehana. J'aurais voulu lui offrir l'amour dont elle est avide, mais je ne peux pas. Tant de choses se sont éteintes en moi quand Sorcha... est morte.

Même maintenant, il ne parvenait pas à dire la vérité : sa meijha cheysulie, la mère de Ian et Isolde, s'était donné la mort car elle ne supportait pas de le partager avec une Homanane.

— Il y a beaucoup d'affection et de respect entre Aislinn et moi, reprit-il, mais ce n'est pas de ça dont elle a besoin. Je ne peux pas lui mentir alors qu'elle mérite tellement mieux.

J'écoutais en silence, reconnaissant de savoir enfin la vérité, mais troublé. Il me parlait d'adulte à adulte ; pourtant, je me sentais encore si jeune !

— Mes lirs... Oui, je partage avec eux tout ce qu'un guerrier doit partager. Mais ils sont des lirs, pas des humains, ni des membres de ma famille. Quant à Rowan... Nous travaillons bien ensemble, et j'ai toute confiance en lui. Pourtant, je ne suis pas Karyon, qu'il révérait. Jamais je ne serai à l'aise avec lui sur un plan personnel. Ian et Isolde sont tout ce qu'un père peut désirer. Mais ce sont des bâtards aux yeux des Homanans. Tu vois, Niall, il ne me reste que toi. ( Il eut un sourire teinté d'amertume. ) Aucun d'eux n'est né de la prophétie. Aucun d'eux ne connaîtra ce que j'ai connu. Pas comme toi.

Je restai silencieux un long moment. Puis je lui posai une seule question.

— Si vous en aviez le pouvoir, souhaiteriez-vous que les choses soient différentes ?

Il eut un rire triste.

— Quel guerrier ne le désirerait pas, en regardant son tahlmorra en face ? Je voudrais tout changer, je ne voudrais rien changer. C'est un paradoxe, Niall, que peu d'hommes ont vécu. Karyon pourrait te répondre. Duncan et Finn aussi. Mais ils ne sont plus, et je n'ai pas les mots qu'il faut.

— Jehan...

Mais il se détourna et quitta la salle.

La piste du loup blanc
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